DRAME SUR LA ROUTE DE PHILIPPEVILLE EN 1833

Ce texte est extrait du document dactylographié en 1932 par Mr Pierre Grimard, grand-père maternel de Mr Pierre Jacob qui nous l’a aimablement prêté et que nous remercions.

En 1819 eût lieu la construction par le Gouvernement hollandais de la Route de Philippeville actuelle. L’ancienne route passait devant la Laiterie du Bois et derrière les écoles du Try d’Haies pour se diriger vers la Bierlaire. C’est dans ce chemin fangeux de la Bierlaire que Napoléon, lors de sa fuite après la bataille de Waterloo, aurait eu son carrosse embourbé. Cette route de Philippeville était à peine terminée qu’un accident très fâcheux s’y produisit.

En 1833, les frères Cochaux, industriels, mécaniciens dans l’usine Huart-Chapelle, entre Marcinelle et Couillet, avaient inventé et construit une locomotive routière. Des essais avaient été faits pendant quelque temps. Tout allait bien, les brevets étaient pris. Il fut décidé que l’on ferait une nouvelle expérience décisive en public. Pour lui donner plus de solennité, un jour de fête fut choisi de préférence. Nous empruntons ce qui suit à un numéro de la Revue Industrielle de l’époque.

Le 26 mai 1833, jour de la Pentecôte ; dans l’après-midi, presque tous les habitants de Charleroi, de Marcinelle et de Couillet s’étaient portés vers la route de Charleroi à Philippeville, près de l’entrée de Loverval, où devait avoir lieu un spectacle aussi nouveau et aussi étrange : une voiture qui marche toute seule. On n’avait jamais rien vu de pareil. La voiture ayant été amenée sur la grand’route, on y attela un chariot chargé de pierres et une sorte de char-à-bancs ou de cabriolet pour les privilégiés. Dès que la locomotive se mit à se mouvoir, il y eut un enthousiasme général, la foule agitait les bras en l’air, suivait en courant, les enfants se mettant spontanément de la partie, s’accrochaient au chariot chargé de pierres s’y hissaient et s’y maintenaient à qui mieux-mieux. C’était un vrai délire ! Enfin, la machine soufflante arrive sur la hauteur, où la route monte sur d’énormes remblais. On avait franchi environ un kilomètre sans le moindre encombre et l’on était à un endroit dit « El Geniesse » (ancienne auberge Garot, actuellement la pharmacie de Mr de Brabant). Il s’agissait alors de redescendre la côte parcourue et, pour cela, il fallait tourner la machine pesante et sa cargaison.

On se mit donc en mesure de détacher d’abord le cabriolet ou le char-à-bancs dont tout le monde descendit, puis on détacha le gros chariot chargé de pierres et ‘enfants. Mais ceux-ci, se souciant de perdre leur place, restèrent opiniâtrement sur leur siège de pierre, malgré les instances des parents qui ne leur avaient pas permis d’y monter. Dans le tohu-bohu de la foule qui grouille et qui s’agite autour du conducteur, un certain Ghislain de Charleroi, celui-ci oublie de retenir le char arrière au moyen de grosses pierres. Livré à lui-même, le char fait ainsi rapidement un demi-tour en arrière, dévie vers l’accotement et, en un rien de temps, au grand effarement de la foule, il glisse vers le ravin de la route et dégringole au bas du remblai de 15 à 20 mètres, brisant et écrasant les arbustes et les malheureuses victimes qui n’avaient pas pu sauter ni se sauver, à la consternation de la foule.

On se précipité au secours des pauvres enfants et l’on a la douleur de constater que trois d’entre eux étaient tués : Lucien Joseph Stilmant, âgé de 16 ans, fils de Pierre-François Stilmant, journalier à Couillet, né à Loverval. Emile Jean François Deltombe, âgé de 10 ans, fils de Nicolas Joseph Deltombe, négociant à Charleroi. Bon nombre sont blessés, contusionnés, d’autres plus heureux, garantis par le rideau de peupliers qui garnissait la berge, y restent suspendus par leurs vêtements et sortent sains et saufs de cette catastrophe.

Nous citerons entre autres, parmi les échappés, Jacques Bertrand ; qui devient fabricant de chaises et notre chansonnier populaire Auguste Buisset, négocient en charbons, etc…

Jules et Adophe Dulait furent sauvés par une heureuse circonstance : ils étaient montés sur le chariot comme les autres, mais un parent les força de descendre.

Les petites victimes furent déposées à deux pas de là, dans la grange de l’aubergiste Garot et le lendemain, lundi de la Pentecôte, elles furent portées au cimetière de Couillet, accompagnées d’une foule émue.

Triste lendemain d’une si belle fête !

Il a été reconnu que cet accident déplorable ne pouvait être attribué ni à la machine, ni à son inventeur, mais qu’il était dû à des circonstances toutes fortuites. Néanmoins, il fut interdit à Cochaux de renouveler ses expériences, et même il y eut des procès intentés par les familles des victimes.

Au temps jadis, quand par suite d’un accident quelconque, un homme périssait en voyage, on avait coutume de rappeler le fait aux passants, par une croix ou une bordure commémorative.
Pourquoi, dit le chroniqueur, n’a-t-on pas rappelé également à la pitié des voyageurs, les petites victimes vouées à un fatal destin, à l’occasion d’un fait dont nos semblables devaient retirer profits et avantages ? Ce petit monument eût ainsi constaté utilement que la-même avait surgi une grande idée, mais qu’elle avait péri pour longtemps.

L’invention en resta là, décourageant pendant bien des années, les recherches et les études à faire dans le même sens.

Quelle épouvantable après-dîner pour les mères de Loverval et de Charleroi à cette nouvelle qui se répandit en une minute.

Elles couraient les rues en sanglotant, cherchant leurs enfants et craignant qu’ils ne fussent parmi les victimes de la catastrophe.
(Renseignements puisés dans « Le Vieux Charleroi » par D.A. Van Bastelaer).