LOVERVAL

Merci à Michel Hubert pour la transmission de ce très beau texte



Te rappelles-tu ce petit village wallon, Loverval, but de nos promenades d'enfant, avec son soi-disant château, vieille maison de campagne au badigeon de couleur claire, jaune ou rose, selon les années, sans rien de seigneurial, hormis le parc et la charmille, et la fière devise «Plus d'honneurs que d'honneur» des de Mérode alliés aux Rochechouard~Mortemart, qui, pendant les mois d'été, l'habitaient ?


Village caché dans les bois, village surgissant dans les rochers, tel apparaissait Loverval. Le roc s'y montrait partout, à fleur de route, parmi les fougères et sous la mousse des bois, dans les champs voisins, où se creusaient à l'improviste de vastes carrières dont la profondeur nous effrayait, dans les murailles badigeonnées du château et les maisons villageoises, devant lesquelles, l'été, des roses trémières se dressaient, mettant en fête les jardinets.

Tout nous charmait dans ce village. Et la charmille, si sombre par les jours gris qu'on y avait presque peur, si baignée d'ombres reposantes et paisibles aux jours de grand soleil qu'on avait peine à la quitter; et la grande allée qui menait au château; et l'église austère et grise, avec le petit cimetière qui l'entourait, et les ifs mélancoliques protégeant les tombes disséminées dans les gazons.


Tout nous charmait, jusqu'aux routes qui, de la place du village s'en allaient dans les directions différentes. L'une, escarpée, montait résolument vers les carrières et les bois; l'autre, plus capricieuse, courait à travers champs, à sa sortie du village, et s'en allait couper, là-bas, cette autre route, bien plus imposante, et pour laquelle nous étions pleins de respect, parce qu'elle était, nous avait-on dit, de l'Etat. Celle-ci ne faisait point de détours fantasques et

inutiles, mais toute droite, solennelle, bordée de grands arbres et pourvue de pavés énormes et carrés, elle fuyait à l'horizon vers Philippeville, terre de rêve, pays inconnu, que nous pouvions nous imaginer à loisir, mais que nous ne devions jamais voir.


Puis, il y avait dans les bois, un vieux manoir, tout en ruine, il est vrai, et dont les murailles étaient envahies par les lichens et les mousses. Mais quelqu'un nous avait conté que c'était là un ancien château des Templiers, et notre esprit était resté si frappé de cette évocation féodale que nous ne suivions jamais sans émotion le sentier qui menait au vieux donjon. Et toujours, nous étions quelque peu désillusionnés de ne point voir surgir de la clairière où il se dressait un chevalier armé, monté sur un cheval caparaçonné, et partant en guerre pour quelque

glorieuse aventure.


Pourtant ce n'est point vous, ô vieux château perdu dans les bois verdoyants : ce n'est point vous, blanches routes de mon pays courant alertes au long des coteaux et des champs: ce n'est point votre gaie lumière, roses trémières brillant au soleil devant les maisons des paysans; ce n'est point vous non plus, malgré votre devise, ô vieille maison seigneuriale, ni même vous, austère et simple église du village avec la couronne de morts dormant en paix sous votre garde, ce n'est point vous qui nous attiriez le plus en ces promenades. Ce qui nous attirait, te le rappelles-tu, ô compagnon de ces promenades d'enfant, c'était la source. Elle servait de fontaine publique à ce village. Et dans un coin de la place, on avait construit, pour la protéger, un édicule en forme de chapelle, avec des marches par lesquelles on descendait pour puiser de l'eau. Et cette source, souviens-toi combien nous aimions à la contempler. Elle était si limpide qu'il semblait à la voir que l'on voyait au fond et les cailloux ronds et les morceaux de briques cerclés d'un prisme arc-en ciel que formait autour d'eux la lumière décomposée ...


Et de cette transparence et de la fraîcheur délicieuse de ces eaux, toujours, je le sais, nous nous souviendrons, parce que l'impression en fut si vive sur nos coeurs d'enfant. Mais pourquoi faut-il que je sois seul à comprendre, à cette heure, que la limpidité inoubliable et frappante de ces eaux n'était que la figure de cette pureté de coeur pour pouvoir contempler la vérité?


Et pourquoi faut-il que tu ne puisses comprendre que la vertu rafraîchissante et si bienfaisante de ces eaux, qui, puisées dans le creux de nos mains, renouvelaient nos forces et nous communiquaient une nouvelle vigueur pour la route, n'était que le symbole de cette source d'eau vive, communiquant la vie et la renouvelant dans le coeur de tous les hommes de bonne volonté, au cours de leur pèlerinage terrestre?


Quand nous étions enfants, durant l'été, si nous avions congé, nous nous dirigions de préférence vers un petit bois qui couronnait des coteaux dominant le village. Il faisait bien chaud pour y arriver. Il fallait gravir une pente toute droite et sans arbres, et il n'y avait rien à voir en chemin, rien que le petit bois en perspective et les bruyères par delà le bois.

Mais aussi, dès qu'on entrait dans ce bois, quel réconfort !


Il y faisait si frais. Il y avait une si pénétrante odeur de noisetiers et de coudriers, et le petit sentier pierreux qui traversait le bois était si pittoresque à suivre dans ses capricieux détours !

Et nous le connaissions si bien! Je vois encore la couleur jaune de sa terre, et les pierres rondes que les pluies avaient fait rouler au milieu, et les endroits dégarnis de gazon et de mousses, où les racines des arbres apparaissent à découvert.


Et nous savions si bien aussi où il menait, de l'autre côté du bois, à la lisière, d'où l'on apercevait les poiriers et les pommiers des vergers, et puis les toits et l'église du hameau des Haies dans la distance. Mais pour arriver à ce hameau, et pour atteindre les bruyères qui l'entouraient, il fallait rentrer dans la lumière aveuglante et l'air brûlant. Et parfois, attirés par la poésie sauvage des bruyères, nous allions de l'avant , et l'impression de

délicieuse fraîcheur causée par le petit bois disparaissait dans ce cas bien vite.


Mais d'autres fois, mieux inspirés, nous nous reposions longuement, au bord d'un petit ruisseau qui coulait en chantant, à demi caché sous les arbres et les herbes de la prairie, à la lisière du bois. Et après avoir bu de son eau, longtemps nous restions silencieux et ravis, contemplant la lumière qui se jouait sur les feuilles et sur l'eau, écoutant les oiseaux; et plus nous demeurions, mieux nous comprenions toute la vie cachée et mystérieuse de ce petit bois, et ces jours-là nous en revenions reposés, réconfortés, remplis de joie et de paix



D. Bruno DESTREE

Extrait de « Sambre et Meuse » organe officiel du Cercle des XV 2ème série n°6 décembre 1935

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